vendredi 27 janvier 2017

A la poursuite du temps






Il est venu de son village, sur un chemin taillé il y a bien longtemps par ses ancêtres. De petits pavés posés les uns à côté des autres, pas toujours égaux, forment en effet des pistes permettant de passer d’une vallée à l’autre, dans un pays où le réseau routier est encore balbutiant. Ces sentiers peuvent parfois être vertigineux, inaccessibles, austères, impraticables. Mais ils conduisent toujours à des paysages d’une beauté prodigieuse dont je me souviens aujourd’hui encore avec émotion. 

Je n’ai pas toujours eu le pied sûr lors de ces périples, ce qui m’a d’ailleurs valu à plusieurs reprises d’être assaillie de vertige, le cœur au bord des lèvres sur ces pentes se jetant dans l’océan. Moi qui aime tant la montagne et ai appris au fil des années et des kilomètres parcourus à maîtriser un tant soit peu mon vertige, je n’ai jamais eu autant de difficulté que sur ces sentiers altiers se moquant allègrement des adeptes de trekking un peu orgueilleux.  

L’homme que je rencontre est habitué de ces pentes rudes et son pied est sûr. Je ne sais pas son nom, il ne saura pas le mien. Il me jauge un bref instant puis commence à vaquer à ses occupations. Il a compris que je n’étais pas du coin. C’est vrai, je n’ai pas la même couleur de peau et je me balade avec un sac à dos et des bâtons de randonnée alors que lui n’a qu’un seul outil dans ses mains. De plus, mes chaussures moqueuses prennent de haut les siennes alors qu’elles feraient bien mieux de rester humbles. En effet, elles étaient censées m’apporter sécurité sur des chemins escarpés et me permettre même de faire du trail. Mais elles ont glissé à plusieurs reprises depuis mon arrivée sur ces terres, manquant me faire trébucher et finir au fond du précipice. Ses pieds à lui sont chaussés de tongues usées et je me demande bien comment il fait pour ne pas perdre l’équilibre sur ce terrain aussi escarpé. Mais le fait est qu’il tient debout et que ses facultés d’escalade sont déconcertantes.

Retentit un « Bon Dia », cordial mais rapide. Il ne dira rien de plus car il n’est pas là pour parler. Il s’approche alors du bassin de rétention d’eau, élément précieux dans ces montagnes qui ne connaissent que deux saisons, celle des pluies et la saison sèche. 

Chez moi, la montagne est bien plus haute, avec des neiges éternelles, des glaciers sublimes et des torrents bondissant joyeusement sur les pierres. Les saisons y sont aussi plus marquées. Au printemps, la fonte des neiges grossit les rivières. Des orages violents peuvent survenir pendant l’été et balayer les sommets dans des bourrasques furieuses alors que durant les beaux jours, les vaches paissent tranquillement, lovées dans les hautes herbes. Le fond de la vallée se revêt d’or l’automne revenu. Et pendant l’hiver, la montagne gronde parfois quitte à lâcher quelques avalanches de neige lorsqu’elle s’ébroue. 

La sienne est presque sèche aujourd’hui, rugueuse et acérée. Les torrents ne sont qu’un souvenir lointain et le vent chaud souffle en rafales depuis l’océan, desséchant tout sur son passage. Sur les flancs âpres s’étalent pourtant de petits potagers dans lesquels poussent du maïs, de la canne à sucre, des tomates, du manioc et des patates douces qui nourriront la famille et le village. Peut-être le surplus des récoltes sera-t-il vendu au marché de la ville que l’homme rejoindra dans un « alunger » (taxi collectif) bondé, le temps d’une journée.

Le paysan doit faire le nécessaire pour irriguer ses cultures. Il ouvre alors une vanne et l’eau s’échappe joyeusement dans la pente. Comme elle est un peu folle et veut n’en faire qu’à sa tête, il doit la canaliser pour qu’elle se dirige au bon endroit. Alors que j’observe la manœuvre avec attention, je prends conscience du travail accompli pour faire vivre ces petites cultures et de l’effort quotidien afin de travailler cette terre aride. La petite cascade virevoltant renvoie alors une mélodie cristalline. Et en tendant l’oreille, j’entends croître les plants de tomates, heureux de pouvoir s’abreuver enfin alors que le soleil diffuse ses rayons brûlants, chatouillé par les pics altiers.

Je suis maintenant rentrée dans mon pays où la montagne est revêtue de son manteau blanc. Pendant mon absence, la neige a en effet tout recouvert et l’atmosphère est devenue glaciale. 

Bien que je vive dans un confort béat, j’ai l’impression que depuis mon retour, je cours toute la journée après le temps. Je me dépense sans compter pour tenir des délais qu’on m’impose et la conséquence de tout cela, c’est que je suffoque déjà, oubliant de respirer et de m’arrêter pour reprendre mon souffle. Nous ne sommes pourtant qu’en janvier. Mais j’ai l’impression d’être déconnectée, même déracinée et de m’assécher parce que la source de la vie est en train de s’écouler un peu plus loin. 

Son pays à lui est lent, donnant parfois l’impression d’une certaine nonchalance. Mais les hommes vivant dans ces montagnes sont liés au vent, au ciel, au soleil et à la pluie. Leur temps s’écoule plus lentement que le mien mais il n’en est certainement que plus réel car il se calcule suivant le rythme de la nature alors que l’immédiateté est devenue la mesure de bien des choses dans la société qui m’entoure. 

Dans les yeux de cet homme, tournés vers l’horizon, brillaient une simplicité et une patience qui me font défaut, bien souvent, malgré mon aisance matérielle. Ainsi, dans notre vie si ordonnée ou chaque minute compte, il me semble que nous savourons de plus en plus rarement l’instant présent. Alors que finalement, prendre son temps, ce n’est pas ne rien faire, mais partir à l’aventure : se découvrir et rencontrer les autres, apprécier ses ressources personnelles, mesurer ses faiblesses, développer des qualités, étudier et approfondir toute chose et découvrir d’autres horizons. 

Que nous est-il arrivé dans nos sociétés si rapides ? Est-ce que nos richesses matérielles s’apparentent peu à peu à un appauvrissement de notre cœur et de notre écoute ? Sommes-nous en train de nous perdre dans la course effrénée à la compétitivité ?

Alors que l’art de prendre son temps permettrait d’aller plus vite à l’essentiel : se reconnecter à ses émotions, admirer et préserver la nature, prendre soin des autres et de soi-même sans chercher à être toujours performant dans tout.  

Pendant que j’écris ces quelques lignes, le plant de tomates à des milliers de kilomètres d’ici, les pieds bien figés dans la terre, poursuit sa lente croissance. Et moi je continue mon marathon, soufflée comme un flocon.






Dédé © Janvier 2017

vendredi 20 janvier 2017

Partir (3)

Quelque part ailleurs




Je suis partie. Pour un ailleurs que je ne connaissais pas. Pour marcher et gravir des montagnes. Pour découvrir l’Autre qui ne vit pas comme moi.

J’ai vu des hommes et des femmes bien plus pauvres que moi mais sans doute plus riches de sourires, de gaieté, de simplicité et de douceur de vivre. Et la musique a guidé mes pas dans l’exploration de cet ailleurs, elle qui fait vivre et danser un peuple joyeux et bigarré et qui transcende ses souffrances.

A mon sens, voyager, c’est dépasser ce que le guide de voyage raconte, aller au-delà des écrits dans les livres. C’est s’ouvrir et respirer, observer et comprendre même si, il faut le reconnaître, je n’ai parfois rien saisi et que cela m’a conduit parfois dans des situations inextricables.

Après mon retour, ma valise défaite et mes quelques affaires rangées, je n’arrive pourtant pas encore à prendre toute la mesure de ce que j’ai vécu.

La beauté des paysages, les sourires des personnes rencontrées et leur gentillesse mais aussi leur pauvreté m’ont remuée au plus profond de moi-même.

Je revois ce moment tout à fait inattendu, inespéré, dans un coin de campagne, où un homme, vivant comme dans nos temps anciens, guidait ses bêtes sur un chemin escarpé, avec la facilité d’un sportif d’élite, alors qu’aux pieds, il n’était chaussé que de vieilles tongues usées jusqu’à la corde. Et pendant que je suais avec mon matériel ultramoderne, perdue dans l’immensité de la verte montagne, j’ai senti que malgré la frontière de la langue, la rencontre se faisait à un autre niveau, celui du langage non-verbal, dans l’expression du regard et dans l’aide simple apportée par cet individu dans un moment clé de mon périple. En quelque sorte, je me suis sentie foudroyée par ce décalage entre la touriste moderne qui croit connaître un pays par la simple lecture d’une carte topographique et l’homme traversant les temps et les montagnes, préoccupé par sa subsistance et par la volonté de conduire ses bêtes par monts et par vaux. Et cette harmonie simplissime d’un coin de campagne, oublié de notre modernité bien souvent décolorée et triste de sa suffisance, m’a fait entrevoir la futilité dont se revêtent souvent nos existences trépidantes et superficielles, complètement déconnectées de la nature et de l’Homme.

Plus tard, alors que la fanfare municipale, réunissant des musiciens sans doute moins formés que nos concertistes peuplant nos conservatoires, jouant sur des instruments pas très accordés, égrainait ses notes enjouées, je me suis dit qu’elle était révélatrice de ce pays : volontaire, humaine, un peu fausse mais distillant des mélodies joyeuses et relevées qui enchantaient un public heureux de se retrouver devant le kiosque à musique.

Ces rencontres improbables, providentielles parfois, dont je garde un souvenir lumineux, ont eu le mérite de me faire comprendre que l’envie de parcourir les chemins de l’humanité me traverse encore et toujours, avec ce désir profond de connaissance. Me rapprocher du ciel, sentir la pierre sous mes doigts et sous mes pas, rencontrer des hommes qui savent prendre le temps de vivre et qui peuvent m’aider à forger mon esprit et mon cœur, voilà un but que je me fixe pour les années à venir.

J’ai encore l’envie de frôler la beauté à l’état pur et de voir des visages radieux et inconnus. Je rêve de reprendre la route et les chemins sur lesquels mon corps harassé de fatigue, transcendé par l’effort, libèrera ma pensée pour me conduire à l’essentiel, à la quintessence de l’humanité : la simplicité d’un sourire, d’une salutation et d’un geste dépassant la barrière de la langue et des frontières. La marche me transporte, me place face à moi-même, à mes doutes et à mes peurs, à mes contradictions. Mon esprit s’envole enfin après ces kilomètres, faisant voler en éclat mon environnement habituel qui conditionne bien souvent mes gestes et mes pensées et m’enferme dans une routine parfois insupportable.

Le retour m’est difficile, même si je retrouve mes habitudes, mes amis et ma famille.

Ce voyage m’aura formée, ou plutôt déformée, retournée, chamboulée et j’essaie depuis quelques jours de retrouver une bouée pour revenir à mon rivage. Car je tangue encore dans les souvenirs, aux confins des montagnes vertes et acérées et sur cette mer houleuse qui m’a emportée dans ses roulis fougueux.

C’est bien au sommet de ces pics rugueux et fiers et duquel mon regard s’est porté au loin et s’est sans doute perdu que je me suis surprise à côtoyer une forme de divin.

C’est bouleversant.

Nos sociétés, imbues d’elles-mêmes, de leur progrès technologique et économique, devraient pourtant se souvenir que l’essentiel n’est pas dans la vitesse, dans le bruit, dans l’éclat futile de tant de choses mais plutôt dans la lenteur, la découverte tranquille de l’autre et surtout dans le respect de sa différence. 




Le choc des civilisations


Dédé © Janvier 2017